Les usagers ont-ils la même temporalité que les institutions ?

Une lecture inspirante sur le rapport au temps en institution, pour tous les professionnels du secteur médico-social…. Un article publié dans le dernier numéro de LIEN SOCIAL

Les politiques sociales semblent de plus en plus guidées par des logiques d’ajustement, réactionnelles… Bien loin des idéaux de prévention qui traversent les discours ! Les travailleurs sociaux interviennent souvent tels des pompiers de l’urgence, face à des situations très dégradées et à des personnes extrêmement fragilisées. Seule dimension « préventive » qui semble opérer : « la prédiction », qui s’apparente à une volonté de contrôle et de répression des comportements jugés déviants.

Du côté des institutions, la chalandisation [1][1]Chauvière Michel, Pensée plurielle 2008/1, p. 135-138. qui traverse le secteur tend à opérer un changement de rapport au temps, induisant une focalisation sur le présent. Avec le développement des appels à projet et des financements à Impact Social, le projet administratif et court-termiste a supplanté le projet émancipateur basé sur le long terme [2][2]Boutinet Jean-Pierre, Vie Sociale n°2/2013, p.113-121.. Ceci se traduit par l’essor de la rhétorique du projet, associée à une logique du « risque zéro ». Pour la personne accompagnée, cela prend la forme du « tout-contractualisation » et des projets individualisés.

Ainsi, les professionnels doivent accompagner des individus vers un futur incertain, dans un contexte marqué par la précarité des moyens mis à leur disposition, associée à la précarité de leurs propres conditions de travail. La personne accompagnée, elle, doit être en capacité de se projeter, alors même qu’elle se trouve placée dans des conditions d’incertitude existentielle. Fragilisée, ayant besoin de temps pour se (re) construire, elle est confrontée au caractère temporaire des aides proposées [3][3]Gaillard Richard, Vie sociale, 2013/2, p. 73-86..

Alors que l’aide sociale est conçue et présentée comme nécessairement transitoire (logique d’insertion), la discontinuité et l’insuffisance des accompagnements tendent à enfermer durablement les personnes fragilisées dans les circuits de l’assistance. Or, un recours durable à l’aide sociale n’est pas sans conséquence sur l’identité sociale des publics accompagnés, confrontés au regard stigmatisant du reste de la société.

Pour autant, n’y a-t-il rien de positif dans ces évolutions ? Si, bien sûr. La prédominance du présent dans la conception des politiques sociales et du fonctionnement des institutions favorise une plus grande adaptation aux évolutions sociales et aux besoins locaux. Le développement de la logique évaluative au niveau des établissements a permis de limiter les dérives existant dans le secteur. La contractualisation, quant à elle, restaure une forme de symétrie (relative) dans la relation d’aide.

Aussi, il ne s’agit pas de sombrer dans des discours « nostalgiques » à propos d’un travail social idéalisé, mais plutôt de prendre conscience de l’évolution des temporalités qui le traverse, et de son impact sur l’accompagnement des publics. Il semble important de « penser les temporalités » pour les hiérarchiser et les articuler ; concilier « temps psychologique, éducatif, et institutionnel » [4][4]Brandibas Gilles, Mazarin Frédéric, Le sociographe, 2014/1,….

Un travail d’équilibriste, en somme, mais n’est-ce pas là l’essence même de nos professions ? Créer, bricoler, dégager des interstices relationnels, construire un espace d’autonomie dans le quotidien des pratiques. Opposer, à la précarité des accompagnements, sa disponibilité et sa présence à l’Autre ; tisser des partenariats pour prendre le relais lorsque sa propre intervention prend fin, « réhabiliter la valeur éthique du risque » [5][5]Lambert Barraquier Arièle, et Dutier Aurélien, Vie sociale,…, parier sur l’incertitude propre à la relation humaine…

Xavier Bouchereau

Le rapport au temps au sein des institutions est la source de bien des malentendus. Faute d’être suffisamment pensé, il est peut même être la principale cause sous-jacente des tensions observées, chacun se considérant incompris dans ce qu’il considère comme important, important étant souvent ici synonyme de pressant, voire d’urgent. Quel éducateur ne s’est jamais heurté à l’impériosité d’une situation en blâmant le manque de réactivité de ses chefs ? Quelle équipe n’a jamais vu un projet s’enliser dans les méandres de travaux collectifs bien trop lents à leur gout ? Quel cadre n’a jamais regretté la sur-réaction d’un professionnel face à la demande confuse mais non moins insistante d’une personne ? Et quel usager n’a jamais déploré d’être mis en attente alors que ce qu’elle vivait lui était tout simplement insupportable ?

J’ai longtemps cru que l’harmonie d’une institution supposait qu’une organisation travaille à l’unisson, dans une temporalité partagée, et que ce partage était la condition d’accompagnements cohérents. Je me trompais. En réalité, dans une institution, chacun parle et perçoit les situations qu’il traverse de sa place, une place qui implique un rapport au temps qui lui est propre. Et alors que nous pourrions logiquement penser que ces différences d’appréciation du temps constituent un frein à l’accompagnement, je vais m’aventurer à défendre un point vue inverse, en affirmant de manière un peu contre-intuitive, il est vrai, que le rapport au temps ne doit surtout pas être traité de manière homogène, qu’il faut accepter et même entretenir les décalages, que le temps doit s’écouler sur des rythmes différents selon la question posée, sous peine d’envahissement du présent, et d’écrasement des pratiques sous le poids de l’immédiateté, et in fine du basculement des accompagnements dans la tyrannie de l’urgence.

Une institution présente différentes strates aussi distinctes qu’indissociables. Le travail de terrain s’articule à une dynamique d’équipe, qui s’appuie sur un projet service, lui-même inscrit dans une politique associative. Toute demande est prise et traitée par ce maillage humain complexe, qui l’oblige à se reconsidérer. Si la demande d’une personne accompagnée a ses exigences, elle a toutefois besoin de se poser pour s’élaborer, parfois de se déconstruire pour redéfinir le sens que les impératifs de l’instant lui font oublier. Il faut donc du temps, offrir des perspectives, tenter de regarder un plus loin que le moment qui vous étreint. Position difficile à soutenir pour les professionnels qui accueillent cette demande, tant l’époque est à la recherche de réponses rapides, tant elle loue une efficacité qui ne s’embarrasse pas toujours de réflexion, ni d’éthique. Or, c’est la fonction d’une institution de ralentir le temps pour permettre à cette pensée d’advenir, de supporter la pression pour assurer à chacun que le futur demeure présent, que l’avenir ne soit jamais ignoré au bénéfice d’un ersatz de solution, dont en réalité nul ne peut se satisfaire longtemps. Il ne s’agit évidemment pas de sous-estimer la gravité de certaines situations, ni de s’interdire d’intervenir avec célérité quand les conditions l’ordonnent, mais bien d’admettre et d’assumer autant que possible une forme de ralentissement. Nous le devons aux personnes que nous accompagnons, car sans lui aucune émancipation n’est possible, les personnes restent constamment dépendantes de réponses précipitées et prépensées pour elles, sans nul espoir de trouver les leurs, les seules qui pourtant ont une véritable chance de convenir et donc de durer.