Boris Cyrulnik : « On est dans la résistance, pas encore dans la résilience »

09/04/2020 sur France Culture

JOUR 24 | Neuropsychiatre, conférencier, et auteur, notamment de « La nuit, j’écrirai des soleils », il a étudié les processus de création littéraire à travers les épreuves de vie. Boris Cyrulnik s’inquiète d’une exacerbation des inégalités de résistance psychologique aggravées par les inégalités sociales et culturelles. Pour traverser le confinement, il prône l’entretien des liens avec les proches devenant des « tuteurs de résilience ».

Il consacre sa vie à réparer les blessures des personnes dévastées par les épreuves. Enfant de parents morts en déportation, Boris Cyrulnik a forgé sa propre résilience avant d’en développer les outils qu’il transmet à travers ses conférences et ses ouvrages. 

Confiné, il réfléchit donc aux états psychiques des personnes dans cette situation, pour trouver les « facteurs de résilience » qui seront utiles aux autres pour dépasser cette période inédite. Trouver des outils pendant ces longues semaines d’enfermement contraint et d’angoisses exacerbées par la crainte de la contamination. 

Contempler, ne serait-ce qu’un instant, le bleu du ciel peut changer une vie, aime raconter Boris Cyrulnik. Il décrit comment, au moment où Germaine Tillion pensait mettre fin à ses jours dans le camp de Ravensbrück, elle a soudain était sauvée par la beauté de cette simple contemplation. Face à la beauté du ciel d’hiver, la grande résistante qui repose désormais au Panthéon renonce à ses idées noires et écrit un opéra ridiculisant les SS pour faire rire ses compagnes de baraquement. Elle décide alors de « fait rire du désespoir »en choisissant la vie.

Le temps de « la résistance »

C’est en ce moment, en plein confinement, qu’il définit comme une « situation d’agression psychologique » que nous forgeons beaucoup de nos propres facteurs de résilience selon Boris Cyrulnik. D’autres facteurs proviennent de la manière dont nous avons, ou non, dépassé les épreuves de nos vies jusqu’au confinement. 

L’auteur de La nuit, j’écrirai des soleils s’est tout naturellement plongé dans les livres pour alimenter son isolement contraint, loin des réunions de travail, enchaînements incessants de conférences et très nombreuses contributions professionnelles. « Je lis une dizaine de livres en même temps, mais là je savoure davantage, je prends le temps. […] Je réalise que le sprint d’avant n’était pas forcément nécessaire » déclare Boris Cyrulnik qui attend de voir si les changements de son rythme de vie s’inscriront ou non dans la durée et pourront, peut-être, inspirer une évolution profonde.

Des inégalités sociales et psychologiques aggravées par le confinement 

Au cœur de sa réflexion, il y a l’accroissement du fossé social et culturel déjà présent avant, mais qui serait amplifiée par cette situation d’enferment imposé. 

« Les facteurs de protection » psychologique par rapport au trauma sont inégalement répartis selon Boris Cyrulnik, ce qui augmenterait l’ampleur des dégâts psychologiques pour les personnes déjà fragilisées. 

« Facteurs de protection » vs « facteurs de vulnérabilité »

« Ceux qui avant le confinement avaient acquis des facteurs de protection, (confort matériel, culturel, affectif et familial) vont faire un effort mais ils vont pouvoir profiter du confinement pour écrire, se remettre à la guitare, pour envoyer des messages à des copains qu’ils n’ont pas vu depuis 30 ans. Ils vont surmonter l’épreuve du confinement et ceux-là vont pouvoir déclencher un processus de résilience facile. »

Pour Boris Cyrulnik, en revanche :

Ceux qui, avant le trauma avaient acquis des facteurs de vulnérabilité : maltraitance familiale, précarité sociale, mauvaise école, mauvais métier, petit logement, le tout étant associé… Ceux-là vont souffrir actuellement, ils n’auront pas fait ressource interne des autres, ils vont ruminer. […] Et quand le confinement sera terminé, ils seront plus traumatisés qu’avant. Donc il y a une inégalité sociale qui existait avant le traumatisme et qui sera aggravée.

Les tuteurs de résilience 

« En échangeant quelques mots avec quelqu’un, on lui donne le pouvoir de devenir un tuteur de résilience« , selon les mots de Boris Cyrulnik (La nuit, j’écrirai des soleils). 

Les conversations échangées avec des proches au téléphone ou par divers messages sont un support indispensable pour préparer la future sortie de cet état « de résistance » pour atteindre la résilience pour laisser le trauma derrière nous. 

Ces échanges, cette manière d’écouter et de se raconter, en partageant des moments privilégiés même de loin, permettent de préparer l’après-confinement. Selon Boris Cyrulnik : « Donner un sens à une épreuve tragique c’est mettre dans son âme une étoile du berger qui indique la direction.« 

« C’est quand on est enfermé qu’on aspire à la liberté. » 

Boris Cyrulnik a étudié avec passion les liens entre trauma, liens affectifs et création littéraire. Selon ses écrits, l’enfermement peut constituer un facteur puissant de créativité. Mais il rappelle que si Jean Genet, Rimbaud, ou Baudelaire se faisaient mettre en prison pour créer en évitant ainsi les distractions de la vie, ce n’était pas le cas de Simone de Beauvoir « qui ne pouvait écrire que dans un café avec la vie autour d’elle […] Au contraire, je pense qu’elle aurait été très malheureuse en prison et que sa créativité se serait éteinte » souligne Boris Cyrulnik.

« Ce n’est pas tellement le fait qui abîme, c’est la signification qu’on attribue au fait.« 

De nouveaux héros : les soignants « pour se sentir moins désespérés »

L’émergence symbolique de ces figures héroïques obéit, selon lui, à un impératif pour la société en crise car « en temps de paix on n’a pas besoin de héros […] On a besoin de héros pour se sentir moins désespérés. »

Le soignant remplit en cette période très difficile, un double rôle essentiel selon lui : tout d’abord « un rôle de soins dans la réalité » mais aussi « de nous donner de nous-mêmes une image un peu plus glorieuse.« 

Quand le confinement sera terminé et qu’il sera le temps de refaire société, il y aura de grands débats prédit Boris Cyrulnik qui interpelle l’ensemble des gouvernements successifs :

Est-ce qu’on a le droit, est-ce qu’on a bien fait de massacrer l’hôpital pour gagner un peu de sous, pour faire un peu d’économies ? […] Je pense que ces économies de ces trente dernières années vont nous coûter extrêmement cher dans les trente prochaines années.

Un changement profond après l’épidémie ?

Le conférencier s’appuie sur l’exemple de l’épidémie de peste de 1348 à Marseille. Fléau qui entraîna la mort d’un Européen sur deux en seulement deux ans. 

Une des conséquences majeures de la peste, est un changement radical pour ce qui était l’un des fondements de l’économie médiévale. « Il y a eu tellement de morts parmi les serfs qu’on ne pouvait plus cultiver la terre. Pour cultiver la terre il fallait payer ces hommes et le servage a disparu en deux ans. »

Un autre changement majeur survient, dans l’intimité de la vie de l’époque. Les gens qui vivaient dans la peur ont alors redécouvert « l’art du foyer ». « La peinture montrait du gibier, montrait des fruits, des légumes, de l’eau, du vin sur la table. »

Pendant cette période inédite du confinement d’aujourd’hui, chacun va « métaboliser son trauma », selon le neuropsychiatre et il émergera, peut-être, une nouvelle manière de vivre ensemble.

Un nouveau regard sur les réseaux sociaux

Je critiquais les réseaux sociaux en disant que c’était une boîte à ordures qui transportait toutes les fausses nouvelles, les rumeurs les plus moches… Et je dis aujourd’hui heureusement qu’il y a les réseaux sociaux. […] Il y a des gens qui ont un talent d’humour extraordinaire qui permettent de nous détendre, des musiciens extraordinaires. Dans ce contexte-là je dis heureusement qu’il y a des réseaux sociaux.

Il fait référence notamment à la vidéo d’un homme qui trinquait avec lui-même face à plusieurs miroirs de sa salle de bain. Il sourit aussi en regardant la vidéo de gens qui mimaient de se croiser dans un couloir étroit en se frottant aux murs pour rester à distance, « on aurait dit Charlie Chaplin ! »  s’exclame Boris Cyrulnik.

La beauté aussi est largement partagée sur la toile dans ces temps confinés. Il évoque un homme qui lisait une poésie pour les soignants, avec une justesse et une pudeur particulièrement touchantes. Avec ravissement, il raconte enfin comme l’orchestre National de France a joué ensemble, chaque musicien depuis chez lui, le Boléro de Ravel. Un orchestre confiné mais faisant résonner ensemble comme une marche sublime vers un espace de liberté.

Sophie Delpont